Ascenseur en panne.

Alors là, je dois avouer que même moi je ne m’attendais pas à un retour à l’écriture sur ce blog un jour. Beaucoup de choses se sont passées dans ma vie de chercheur, et la petite herbe que j’étais a bien poussé. L’abandon progressif du récit de mes aventures était lié à l’intensification du travail et des responsabilités qui s’accumulent toujours plus au fur et à mesure du temps et de la carrière.

Tout d’abord, quelques nouvelles, rapides, avant d’aborder le sujet qui a généré des émotions et une pensée suffisamment fortes pour me ramener ici après 4 ans…
J’ai soutenu ma thèse, il y a 2 ans et demi maintenant. J’étais content d’accomplir ça. Je me suis senti légitime dans ma position de chercheur (au moins un petit temps) et ça a fait bouger mon syndrome de l’imposteur (celui qui me dit depuis toujours que je suis pas à ma place et que je suis là où je suis parce que les gens se sont trompés sur moi).

Entre temps, j’ai orienté encore un peu plus ma carrière davantage dans la recherche. J’ai renforcé des compétences que j’avais commencé à acquérir en doctorat, et développé d’autres en travaillant. Beaucoup. Toujours plus. Et après de longs débats avec moi et moi-même, j’ai décidé d’essayer d’être enseignant-chercheur, d’avoir un poste de maître de conférences. De sortir de la précarité.

Nous voilà donc aujourd’hui, mardi 16 juin 2020. Le lendemain de la dernière des trois auditions que j’ai réussies à décrocher. Je ne vais pas faire durer le suspens, je n’ai eu aucun de ces trois postes. Mieux même, j’ai été très loin d’en avoir un seul. Malgré de fortes adéquations de mon profil de chercheur avec les attentes de certains postes. Malgré mes compétences solides de chercheur.

Alors quel lien avec cette histoire d’ascenseur en panne ?

Le lien, c’est que j’interprète ces échecs comme le symptôme d’un déterminisme social que l’Ecole et l’Université républicaines reproduisent. Concrètement, je suis issu d’un milieu social défavorisé. Au fur et à mesure de mon avancée dans mon parcours académique, je me suis retrouvé de plus en plus seul à avoir connu les courses chez Lidl et les petits déj en guise de dîner quand on avait en fait plus de quoi faire vraiment à manger. Je suis ce qu’on appelle un transfuge de classe (notion développée dans les travaux du sociologue Pierre Bourdieu) de ce point de vue là, et en effet jusqu’à un certain point, je suis parvenu (je pense grâce à d’autres privilèges dont je bénéficie grâce à ma position sur d’autre plans sociaux : je suis un homme, je suis blanc, je suis cisgenre, je suis valide) à accéder à des sphères dans lesquelles les membres de ma communauté sociale ne sont pas attendus (les chiffres sur les origines sociales des étudiants sont clairs : plus tu montes en études, plus tu te retrouves entouré de bourgeois. Regardez, c’est ici : https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/7/EESR7_ES_20-le_niveau_d_etudes_selon_le_milieu_social.php ). Par exemple, dans le laboratoire dans lequel j’ai fait ma thèse, j’étais le seul étudiant à avoir été boursier tout au long de mon parcours universitaire.

Mais… Si jusqu’alors j’avais cru au mythe de la réussite par le travail et le mérite, tout s’est effondré lors de cette campagne de recrutement ! En fait, je me considérais déjà vachement chanceux d’avoir parcouru tout ce chemin, et même j’en étais venu à me dire que j’avais peut être réussi à passer de l’autre côté de la barrière en intégrant la bourgeoisie (j’avais un bon niveau de salaire me permettant de payer le loyer d’un appartement en plein Paris. Preuve ultime.).

Puis il y a eu ces auditions, qui m’ont simplement ramené à la réalité de mes origines sociales.

Tout d’abord, je voudrais vous poser un peu le décor, et que vous ayez un peu l’image de ce dans quoi j’ai baigné depuis quelques semaines lors de ces auditions. Concrètement, il s’agit de concours qui s’organisent en deux temps : le premier on envoie un dossier hyper long qui présente tout ce qu’on a fait et sait faire ; le second, si on passe la première étape, on est auditionné par un jury (composé d’une dizaine d’enseignant.es-chercheur.euses) pour parler de soi et de comment on va intégrer un laboratoire et une université en tant que chercheur et enseignant. Procédure de recrutement classique quoi. Bon. Et ben figurez vous que sur la trentaine de membres des jurys que j’ai vus, il n’y avait AUCUNE personne non-blanche. Bon ça c’est déjà un constat que j’avais pu faire depuis que je suis à l’université : je n’ai jamais croisé d’enseignant.e noir.e, et très peu d’enseignant.e non-blanc (à vrai dire je n’en ai qu’une en tête, et elle n’était pas titulaire mais juste chargée de cours). Quand on sait que la proportion de personnes précaires et socialement défavorisées est plus importante chez les personnes non-blanches, le fait d’en voir si peu dans l’enseignement supérieur est la recherche amène vraiment à penser que la sélection sociale s’ajoute à la sélection raciale : même s’ils sont bourgeois, les non-blancs n’ont pas accès à l’élite de l’Université.

Maintenant, pour que vous compreniez pourquoi j’en arrive à cette réflexion sur l’interprétation de mes échecs comme un indicateur du déterminisme social duquel je n’ai pas réussi à me soustraire, il faut que je vous explique les motifs mis en avant par les jurys pour justifier de ma non-sélection, et la lecture que j’en fais et qu’eux ne peuvent pas en faire car enfermés dans une représentation du monde élitiste et bourgeoise.

En résumé, on m’a dit que je n’avais pas assez publié d’articles scientifiques. Je vais passer sur le fait que ça ils ne l’ont pas découvert lors de l’audition, donc que je pense que ça devrait être un motif de non-audition plutôt que non-recrutement (et ça m’aurait épargné un mois de travail à temps plein pour préparer des auditions, avec l’espoir sincère d’avoir un de ces postes vu l’adéquation évidente de mon profil avec les fiches de poste. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à y croire.). Je vais plutôt vous expliquer comment ça marche l’écriture d’article. En gros, moi, j’ai aujourd’hui pu écrire cinq articles. Les auteur.ices des articles sont souvent plusieurs, et il y a un ordre dans ces auteurs. Le premier est celui qui fournit le plus de travail : analyse des données et écriture du texte a minima ; élaboration/mise en place de la recherche et recueil des données dans de nombreux cas également (hello les étudiant.es en master et doctorat qui ont tout monté tout.e seul.e !). Les auteur.ices qui suivent le premier ont souvent une contribution bien moindre, qui peut être importante, mais clairement quand on est au delà du deuxième auteur, on a sûrement plutôt relu, donné son avis sur le texte (et modifié quand vraiment on sent l’obligation de justifier qu’on a son nom sur le papier quoi…). Bon, moi, sur mes cinq articles, je suis le premier auteur de quatre et le deuxième du cinquième (mes camarades ayant plus d’articles que moi ont souvent réussi à avoir leur nom sur des papiers en étant troisième auteur.ice et au-delà). J’ai travaillé.

Et j’ai surtout travaillé tout en ayant à gérer la charge mentale de ma précarité, charge mentale qui ne concerne pas mes camarades issu.es des milieux favorisés et bourgeois qui sont extrêmement majoritaires autour de moi dans mon milieu professionnel. Ce que je veux dire ici, c’est que même si elleux comme moi sommes les précaires de l’université (on a des contrats courts, voire des statuts de vacataires, ou pire, de prestataires.), moi quand je traverse cette précarité, j’ai aussi la charge mentale de me dire qu’il faut que quand/si cette forme précarité s’arrête, je dois avoir une solution pour (sur)vivre et ne pas être encore plus précaire derrière ! En gros, quand mes CDD (cinq en deux ans et demi depuis la fin de ma thèse) arrivent à deux/trois mois de leur terme, je dois investir une part de mon énergie mentale (et de mon temps quotidien) à trouver du travail pour payer mon loyer (qui lui est en CDI) parce que sinon… Bah sinon j’ai pas de maison en fait. C’est éprouvant, depuis bientôt trois ans, d’avoir à penser à intervalle régulier (donc j’ai déjà vécu ces situations cinq fois en deux ans et demi, j’insiste !) que je risque de ne plus pouvoir subvenir au besoin de la vie que j’ai. D’envisager comme réel le risque de remonter dans l’ascenseur social pour une descente bien plus rapide que la montée que j’ai mis des années à parcourir. Ça, cette réalité de ce que je vis, mes camarades bourgeois ne la connaissent pas. Pour eux, ce danger du déclassement social n’existe pas quand ils se retrouvent en fin de contrat (ce qui ne veux pas dire qu’ils ne peuvent pas tomber facilement dans le déclassement social, mais en fait il y a des structures bourgeoises bien mises en place pour que ça n’arrive pas : les parents, les familles, les cercles sociaux bourgeois etc. qui font que c’est rarissime cette trajectoire, et généralement, on l’observe chez des personnes qui sont dans une rupture volontaire d’avec leur milieu bourgeois d’origine).

Donc, moi, j’ai accompli tout ce travail, avec cette charge mentale, cette charge sociale. Je considère que j’ai donc même fourni plus d’efforts pour faire ce que j’ai réussi à accomplir que la plupart des personnes (comparé à quelqu’un de comparable : homme blanc cisgenre valide) contre lesquelles je suis opposé aujourd’hui dans cette quête d’un poste d’enseignant-chercheur. Je n’en ai aussi pas accompli plus parce que je suis allé là où j’ai réussi à aller sans bénéficier des influences des cercles sociaux auxquels j’appartiens (comprenez : vu mes origines sociales, le seul endroit où je peux être pistonné c’est chez les restos du cœur. Et oui, j’ai bénéficié des restos du cœur et ma famille en bénéficie encore.). Je n’en ai pas accompli plus parce que le besoin d’argent influence parfois plus ma décision d’aller dans tel ou tel poste que leurs intérêts pour la poursuite de ma carrière (par exemple, je n’aurais jamais pu faire une thèse si je n’avais pas réussi à obtenir un financement alors que plus de la moitié des thèses en psychologie sont réalisées par des personnes sans financement. La majorité de ces personnes peuvent donc ne pas gagner d’argent pendant au moins trois ans sans que ce soit un problème suffisant pour les empêcher de faire une thèse). Et tout ce travail que j’ai pu accomplir, je ne l’ai pas accompli grâce à des relations qui m’ont placé à des endroits pour leur propre intérêt, et qui m’aurait permis d’avoir accès à des cercles sociaux m’amenant progressivement à encore un peu plus avoir ce qu’il faut pour faire partie du milieu universitaire bourgeois.

Quand on me dit « vous n’avez pas assez publié », on me renvoie à ma responsabilité individuelle dans le fait de n’avoir pas suffisamment travaillé pour arriver à la hauteur des attentes pour mériter un poste. Le négatif du mythe de la réussite par le travail, c’est celui de l’échec par le manque de travail. Donc moi, pour ces gens qui m’ont dit trois fois non au cours des deux dernières semaines, je n’ai pas travaillé. Ces gens n’ont donc absolument pas conscience de la violence et du mépris de classe que leur « non » implique. C’est la stratégie bourgeoise depuis toujours de faire exister ce mythe de la réussite par le travail, ça sert à ce que les classes opprimées se responsabilisent de leurs propres échecs, n’en veuillent qu’à elles-mêmes et restent docilement à leur place sans se révolter contre les vrais responsables de la misère que constitue leur vie. C’est ce qu’on essaye de me faire croire en me disant que je n’ai pas assez travaillé. Et c’est ce qu’ils se complaisent eux-mêmes à croire en organisant des simulacres de jury de sélection entre universitaires blancs bourgeois bien-pensants se croyant en plus sincèrement propres de toutes formes de discrimination.

Alors aujourd’hui, je reprends la parole, comme je peux, pour ne pas satisfaire votre stratégie d’oppression bourgeoise, pour dénoncer que l’institution Universitaire est injuste et qu’elle est dans une hypocrisie inconsciente de son injustice. C’est une institution violente. Bourgeoise. Qui participe à la reproduction des élites comme toute l’école républicaine, du début du parcours scolaire à la fin du parcours universitaire. Et vous, cher.es enseignant.es-chercheur.eurses, vous êtes violent.es.

J’espère qu’un jour cette institution prendra conscience de cette situation qui ne choque personne (bon quand on est pauvre c’est pas écrit sur nos visages a priori même si nos origines sociales sont souvent visibles par d’autres biais comme le fait de ne pas maîtriser certains codes de conduites propres à la bourgeoisie : la manière de communiquer, les références culturelles, le vécu commun de certaines expériences etc. Mais franchement le fait qu’il n’y ait pas de personnes non-blanches c’est juste atrocement visible !) dans laquelle non seulement personne ne lutte activement pour la justice sociale et raciale, mais surtout tout le monde laisse faire, sans même se rendre compte du privilège qu’iels ont à ne pas voir ce problème. Et se pensant simplement méritant.es d’être à leur place dans l’élite intellectuelle universitaire, sans voir le privilège bourgeois dont iels bénéficient, en omettant que leur trajectoire de vie n’est que le fruit d’un déterminisme social bourgeois qui les a mis.es elleux là où iels sont, entre bourgeois, et pas d’autres.

Ouvrez les yeux. YES ALL ENSEIGNANT.ES-CHERCHEUR.EUSES.

A bientôt, peut-être.

P. S. : pour l’anecdote, il m’a été demandé à l’une de ces auditions de m’expliquer sur le fait que je n’avais pas davantage de publications. J’ai répondu (en mettant un peu plus les formes que ce que je vais dire ici) que notamment depuis ma thèse, j’ai travaillé là où j’ai pu (et encore j’ai la chance d’avoir eu accès à ce job qui est cohérent avec mes travaux de recherche sinon je pense vraiment que je n’aurais même pas passé les auditions) parce qu’il me fallait de l’argent, et qu’une partie de mon temps de travail était focalisé sur d’autres tâches pour pouvoir conserver mon poste (en gros ça fait deux ans que j’ai le même poste mais j’ai dû trouver plusieurs financements pour prolonger 3 fois mon contrat. J’ai eu quatre contrats sur le même poste avec à chaque contrat, l’incertitude d’avoir le contrat suivant et l’obligation de devoir trouver de l’argent moi-même pour pouvoir l’avoir.). Sur ce poste, ils ont décidé de ne même pas me mettre dans le classement des candidats auditionnés. Donc même quand j’ai pu avoir la chance de dire que c’était la charge mentale liée à mes origines sociales qui était responsable du fait que je n’avais pas la chance d’avoir plus d’articles, on a nié la légitimité de mon expérience. On ne m’a pas évalué de manière juste, alors que je ne me bats pas à armes égales avec mes camarades lors des concours. Vous voyez où je veux en venir quand je parle de violence bourgeoise ?